29 juillet 2012
Vendredi, 16 h 33. Une dépêche de l’agence anglo-saxonne Reuters, fil anglais, titre : « l’Espagne discute d’un plan de sauvetage global »
de 300 milliards d’euros. Gasp ! Quel scoop ! Après la Grèce,
l’Irlande, le Portugal, l’Espagne (et Chypre…). Il ne manque plus que
l’Italie pour que tous les PIIGS soient au tapis. Les dominos sont donc
bien tombés les uns après les autres comme le prévoyaient les
pessimistes anglo-saxons. Pourtant, jusque-là, Madrid refusait un plan
global, estimant ne pas en avoir besoin. Un avis partagé par la plupart
des États de la zone euro qui craignent qu’ensuite ce soit au tour de
Rome. Et si le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le
Mécanisme européen de stabilité (MES) ont les moyens de secourir
l’Espagne, ce ne sera pas le cas de l’Italie.
Pourtant
cet appel au secours paraît bien curieux. D’une part, parce qu’il n’y a
pas le feu (Madrid doit seulement lever 50 milliards d’euros de dette
pour couvrir son programme d’emprunt 2012), d’autre part parce qu’elle
vient juste de bénéficier (le 20 juillet) d’une ligne de crédit de 100
milliards d’euros du FESF pour restructurer et recapitaliser ses caisses
d’épargne, une aide qui ne devrait que temporairement grever sa dette
publique puisqu’à partir de janvier prochain, les fonds européens
pourront directement recapitaliser les caisses d’épargne espagnoles sans
passer par le budget de l’État. Etrange, vraiment étrange.
Habitué
aux scoops plus ou moins bidons d’une partie de la presse anglo-saxonne
– qui applique l’adage : « ne jamais laisser les faits entraver une
bonne histoire » — depuis le début de la crise de la zone euro (lire ici, par exemple, ou rappelez-vous le Financial Times annonçant en 2010 que la Chine allait vendre à tour de bras ses euros),
je lis soigneusement la dépêche qui mélange allègrement l’Espagne et la
Grèce (qui, affirme la dépêche, pourrait voir sa dette à nouveau
restructurée, les institutions publiques acceptant de prendre une grosse
perte…). Selon Reuters, donc, un « eurozone official » leur
aurait raconté que le ministre des Finances espagnol Luis de Guindos, a
tâté le terrain auprès de son homologue allemand, Wolfgang Schäuble,
pour obtenir une aide de 300 milliards d’euros, « mais l’Allemagne n’est pas très enthousiaste à l’idée d’un sauvetage maintenant »,
ajoute la source (unique). Interrogé par Reuters, le gouvernement
espagnol a fermement démenti la « nouvelle ». Mais l’info, sourcée cette
fois, arrive au neuvième paragraphe…
La « nouvelle » a déjà été donnée par un journal économique espagnol, El Economista, le matin même.
Mais pas exactement comme le raconte Reuters. Dans la version
espagnole, il s’agirait d’une offre allemande (300 milliards sur 18
mois) faite la semaine précédente. Or, là, c’est plus que probable,
c’est certain : le 19 juillet, lors du vote du Bundestag sur le plan
espagnol, Schäuble a évoqué ce chiffre et cette possibilité. Quatre
jours auparavant, le même journal a affirmé, en citant des « sources gouvernementales »,
que le gouvernement de Mariano Rajoy envisagerait, parmi d’autres
solutions, de demander une « ligne de crédit » assortie d’un programme
d’ajustement « assoupli » pour faire face à une échéance de 28 milliards
d’euros en octobre, car il ne peut emprunter cette somme à 7 %. Entre
une proposition allemande et une demande espagnole, entre une aide
limitée et un plan global, il y a plus que l’épaisseur d’un cheveu.
Pour
bien comprendre la partie qui se joue, il faut savoir qu’une partie des
autorités allemandes est favorable à ce que l’Espagne appelle
immédiatement à l’aide le FESF et passe sous tutelle totale de la
Commission et de l’Eurogroupe. C’est le cas, non seulement de Schäuble,
mais aussi du patron de la Bundesbank, Jens Weidmann. Le 14 juillet, il
estime ainsi que « les bilans des banques sont toujours le reflet de
l’économie globale (…) Cela aurait (…) un effet positif sur les marchés
obligataires, si les investisseurs constataient que les conditions
posées à l’aide à l’Espagne dépassent le seul cadre du secteur
bancaire ». On ne saurait être plus clair. Si Weidmann est hostile à
une aide directe aux banques, une possibilité ouverte par le Conseil
européen des 28 et 29 juin afin d’enrayer la spirale infernale entre
dette bancaire et dette publique, c’est parce qu’il veut que ce soit
l’État espagnol et pas les banques, qui soient garant du remboursement
du prêt européen. Il s’agit de défendre l’argent allemand.
Résumons :
s’il est exact que l’Espagne a bien appelé à l’aide la zone euro et que
la source de Reuters n’est pas uniquement allemande (sinon ce n’est pas
une nouvelle, juste une confirmation de ce que tout le monde sait),
mais « européenne », l’agence tient là un vrai scoop. Il s’agirait là
d’une capitulation de l’Espagne, elle qui refuse depuis de longs mois de
passer sous les fourches caudines de Bruxelles estimant, à raison, que
sa situation n’est pas plus catastrophique que celle de la
Grande-Bretagne. Et surtout, si la discussion a bien commencé à
Bruxelles, cela veut dire que les Européens sont prêts à courir le
risque d’une contagion à l’Italie.
Je
ne crois pas un seul instant à ce « scoop » douteux, d’autant que mes
sources, qui ne sont pas plus mauvaises que celles de Reuters, le
démentent. « Comme d’habitude, Reuters a une seule source, pour le
coup sans doute allemande. L’agence a peut-être parlé à un sous-fifre de
la direction générale des affaires économiques et monétaires de la
Commission, tous les autres étant en vacances », m’a ainsi dit agacé un haut fonctionnaire de la Commission : « on cherche à savoir d’où ça vient, parce que c’est totalement faux ». « De la connerie », me confirme un proche de Jean-Claude Juncker, le patron de l’Eurogroupe : « il n’y aura pas de sauvetage traditionnel pour l’Espagne ».
Bon, me direz-vous, deux démentis (trois en ajoutant le gouvernement
espagnol), ça ne veut pas dire que c’est faux et que la source anonyme
de Reuters soit bidon…
Certes,
sauf qu’en l’occurrence, la zone euro semble mettre au point une autre
méthode pour aider l’Espagne qui, par ailleurs, fait ses devoirs en
adoptant réforme sur réforme. Outre l’aide directe aux banques déjà
programmée, la Banque centrale européenne (BCE) pourrait à nouveau
intervenir pour acheter sur le marché secondaire (celui de la revente)
de la dette espagnole (comme elle l’a fait en juillet 2011 pour la dette
italienne) : ce programme est, en effet, en sommeil depuis mars, mais
les propos de Mario Draghi, le président de la BCE, jeudi, semblent
ouvrir la porte à sa réactivation. Il pourrait aussi s’agir d’autoriser
le FESF (et le MES) à acheter, par l’intermédiaire de la BCE, de la
dette sur le marché primaire ou secondaire, éventuellement en lui
accordant une licence bancaire ce qui lui permettrait de se fournir en
liquidités bon marché auprès de la BCE. Problème de cette dernière
solution : pour l’activer, il faut une demande espagnole et un programme
d’ajustement structurel (light), deux choses que refuse justement
Madrid. Reste que, avec les nouveaux pouvoirs budgétaires confiés à la
Commission (par le six pack et bientôt le two pack), cette dernière
dispose d’un vrai droit de regard sur les comptes publics espagnols, ce
qui pourrait tenir lieu de programme.
Autant
dire que le scoop de Reuters sent le faisandé. D’ailleurs, il n’a pas
été repris par la plupart des journaux, ceux-ci ayant enfin appris à se
méfier. Mais, samedi, j’ai le malheur de tweeter (en plusieurs tweets) :
« Reuters a recommencé hier: une source non identifiée affirme que
l'Espagne négocie un plan de sauvetage de 300 milliards. Or, seuls
certains Allemands veulent un plan espagnol. Reuters parle de source UE,
ce qui d'après les miennes est faux. Si la panique augmente et que
l'Espagne tombe. Bingo. Sinon, on dira que le plan n'a pas été activé.
Gagnant à tous les coups. » Et j’ajoute : « A mon tour: selon une source européenne, l'Italie négocie un plan de 562 milliards d'aide (un chiffre pas rond ça fait sérieux) #runninggag ».
Amusant: plusieurs internautes me prennent au sérieux, c'est dire... Le
patron de Reuters à Bruxelles, Luke Baker, réagit immédiatement (en
français, ce qui est sympa) : « Et la Libération, toujours en
première place avec des nouvelles UE... Je ne pense pas. Plus de 20 ans
en Bruxelles et... Boh. » Outre que ce n’est pas très gentil et que
cela montre une méconnaissance totale de mon travail ( :-D), je trouve
étrange qu’il m’attaque personnellement et violemment au lieu de
répondre sur le fond. Après tout, on a le droit de critiquer
l’information, y compris lorsqu’elle vient de Reuters (il est vrai que
leurs journalistes sont rémunérés au scoop, ce qui pousse au dérapage -
en fait, ce n'est plus le cas depuis un an, me souffle-t-on de Reuters).
Aurais-je touché juste ?
S’ensuit
une longue suite de tweets plus ou moins acrimonieux. Mon collègue
espagnol, Antonio Delgado, de la radio espagnole, réagit à son tour : « Quatremer is right. Reuters -the best news agency in the world- is doing some dirty job on euro crisis »
(Quatremer a raison, Reuters, la meilleure des agences du monde – fait
du sale boulot dans la crise de l’euro). Julien Toyer, actuellement
correspondant de Reuters à Madrid et ancien correspondant à Bruxelles,
Christian Spillmann, correspondant de l’AFP à Bruxelles et Ian Traynor,
correspondant du Guardian à Bruxelles, interviennent dans le débat. Ce
dernier fait remarquer que « Jean's also right. Deliberate Berlin leaks usually set agenda »,
ce qui résume exactement ce qu’ont dit mes confrères lors de ces
échanges : une fuite allemande et absolument pas un débat européen. En
clair, le scoop de Reuters n’en est pas un. D’ailleurs, dans une dépêche
datée de ce dimanche sur la crise de la zone euro, plus aucune
référence à ce soi-disant plan, pourtant le scoop du vendredi… Ce qui ne
veut pas dire, bien sûr, que l’Espagne n’appellera pas un jour ou
l’autre au secours.
Depuis
le début de la crise, une partie des médias s’est illustrée en
multipliant de faux « scoops » qui n’étaient souvent que de la vraie
manipulation de l’information. C’est tout le danger dans une crise
financière où l’information participe de la stratégie des investisseurs
et doit donc être maniée avec la plus extrême précaution, car on risque
de faire le jeu d’acteurs financiers peu recommandables (surtout
lorsqu’on sait que Reuters joue aussi sur les marchés et est rémunéré
pour l’essentiel par des acteurs de marché…). Mieux vaut manquer un
scoop, à mon sens, que de se retrouver au service d’un agenda qu’on ne
maîtrise pas. Ou alors il faut dire clairement quels sont les enjeux de
l’information que l’on donne en expliquant bien que l’on a qu’une seule
source (ce qui était le cas de la dépêche Reuters) et de quel niveau
elle est, afin que le lecteur en soit averti. C’est aussi cela
l’honnêteté journalistique.
Mise à jour:
ce matin, Luke Baker de Reuters, au lieu de me répondre sur le fond,
s'est livré à une nouvelle attaque personnelle sur Twitter, ce qui
montre que son premier tweet n 'était pas un simple emportement : "Mais qui est ce @Quatremer? Journaliste a Bruxelles? Evidement une carriere manquee pendant la crise. Maintenant juste les gossips." Je lui ai rétorqué: "@LukeReuters répond sur le fond au lieu de te livrer à des attaques personnelles qui déshonorent ton agence #sortiederoute". Je
trouve incroyable qu'un responsable de cette agence mondiale se livre
ainsi à des insultes publiques afin de chercher à m'intimider alors que
mes critiques portent sur le fond, pas sur la carrière de Baker dont
j'ignore tout (je précise qu'il n'est pas le signataire de la dépêche
que je critique). Il faut que Reuters apprenne qu'elle peut être critiquée, comme l'ensemble des médias.
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